Manifeste de Tombouctou – Voir et être vu

Propositions pour une stratégie transculturelle, à la suite du Colloque de Tombouctou

  1. « Le soleil est nouveau tous les jours » disait Héraclite et Le Classique du Changement: « puisque demain est nouveau, alors tous les jours sont nouveaux ».  Comme le monde, et comme la vie, on peut affirmer que l’homme est nouveau tous les jours.  Mais ce renouvellement n’est pas quelconque, la biologie ne nous dit-elle pas que, comme « la barque de Delphes » (A. Danchin 1998), la vie est marquée pour l’essentiel par la formation constante de liens entre les objets qui la constituent, lui donnant sa forme originale.
  2. La culture, mode de vie et de travail pour l’homme, ne doit elle pas être comprise elle-même de la même façon  qu’un corps vivant? Le philosophe chinois Zhao Tingyang nous propose de considérer qu’elle vit comme un homme (Un ou tous les problèmes 1999) et la question est alors de savoir comment assurer par une continuelle recréation le renouvellement de ses sources et de ses modes de travail.
  3. Les temps sont aujourd’hui à ce qu’on appelle « la modernité », dont les deux caractéristiques essentielles sont, d’un côté, l’adoption d’une unique échelle de valeurs – les « lois du marché »- et, de l’autre, l’universelle diffusion des habitudes de pensée scientistes; On le voit chaque jour davantage, l’extension à la planète tout entière de cette échelle de valeurs du marché capitaliste et de ces modèles scientistes, produisant une vision globale et unifiée du monde (dont Ivar Ekeland a montré qu’elle tendait à obscurcir l’horizon du « meilleur des mondes possibles ») a déjà, dans une large mesure, porté atteinte à la richesse et à la diversité des cultures. Elle a non seulement détruit, dans leur expression propre à chacune des sociétés, à chaque histoire, à chaque langage, nombre des qualités les plus nobles de la culture, mais aussi affaibli sa force créative intérieure, culture de mort, agissant ainsi à l’inverse du processus créateur de  la vie. Armée des nouvelles technologies de la communication, et dissolvant les liens entre les « objets » culturels, plutôt que d’en créer de nouveau,  elle dirige avec constance celle-ci vers la monotonie, la médiocrité et la standardisation des modèles. « S’identifier au médiocre » est une orientation globale de notre époque. Elle se manifeste particulièrement à travers la recherche maximale du profit sur le marché.
  4. Une telle recherche est tout d’abord encline à plaire au goût médiocre du plus grand nombre, et à partir de là, elle tend toujours à façonner plus de monde sur un modèle standard de plus en plus médiocre afin, ayant découpé le monde en secteurs de marché, d’élargir, pour chaque secteur commercial ainsi standardisé,  d’assurer et d’élargir sa part de marché. En d’autres termes, elle en vient à produire non seulement des marchandises complaisantes pour des hommes médiocres, mais aussi autant d’hommes médiocres que possible, pour alimenter le marché et cette double production nous livre un monde et une culture médiocres et monotones. En ce temps prétendument libre, les hommes jouissent certes du droit de libre choix ou d’alternative, mais en réalité, ils ne disposent que de fort peu de choses comme alternatives à choisir, et n’ont donc pas le pouvoir d’un choix effectif où exercer ce libre arbitre qui différencie l’humanité de l’animalité.
  5. Quant aux habitudes de pensée scientistes, elles ont renforcé ce mode d’existence et de connaissance par le recours à la quantification, à la mécanisation, la standardisation des modèles et la bureaucratisation. Elles ont non seulement ravagé notre sensibilité artistique dans le domaine des connaissances non scientifiques, mais aussi influencé la recherche scientifique elle-même, par la main invisible d’un « management commercial » autant que d’une bureaucratie politique , dans l’application d’une « politique de la recherche ». Ainsi le scientisme est il un mode de pensée qui dé-scientificise la pensée scientifique, conduisant à ce paradoxe  que c’est la science elle-même, dans un usage dévoyé, qui contribue à ce retour à l’animalité.
  6. Tous ces éléments de la « modernité », hostiles au développement créatif de la culture, sont en train d’acheminer celle-ci vers son épuisement et c’est la raison pour laquelle nous avons besoin de nouveaux modes de pensée, auxquels ne peuvent prétendre toutefois, les courants relevant de la soi-disant « critique post-moderniste ». La critique post-moderniste est essentiellement une distorsion de la modernité elle-même, elle est une révolte, une auto-critique contre la modernité, mais encore conditionnée par les idées modernistes, elle n’est nullement à la recherche de nouvelles sources de pensée.
  7. C’est essentiellement, pensons–nous, de l’interaction et de la coopération entre cultures différentes que l’on peut attendre ce renouvellement ; les grandes renaissances, dans l’histoire des civilisations sont le fruit de ces mises en perspective et d’interaction, dans l’espace ou le temps. C’est pourquoi la mise en regard de leurs modèles respectifs est pour les cultures, pour chaque culture, la meilleure façon d’assurer le renouvellement de leurs sources. Autrement dit, l’ « interculturalité » (à l’image de l’ intersubjectivité de Husserl) est devenue, aujourd’hui une question centrale, c’est elle qui motive notre attachement à l’orientation transculturelle de l’anthropologie.
  8. Sans doute faut-il prendre en compte, ici , le fait que l’interculturalité moderne se présente principalement comme la diffusion, fondée sur une relation colonialiste millitaro-économique, de la culture de l’occident avec celles des autres régions du monde, et que ce processus d’occidentalisation  a entraîné la globalisation. Cependant, la globalisation  a, en retour, stimulé une forte prise de conscience identitaire dans les cultures qu’elle touchait. Celles-ci, de la réception passive, passent alors à la réaction active, et ce changement donne lieu à une relation d’interculturalité extrêmement tendue. Elle se manifeste, d’une part, dans un colonialisme culturel à l’américaine, dans sa double prétention d’identifier l’occident à la culture américaine et de procéder à l’unification culturelle mondiale ; d’autre part, dans une tendance nationaliste et défensive des autres cultures, dans laquelle s’inscrit, par exemple, la critique qu’on appelle « post-colonialiste ». La globalisation de la culture et le nationalisme qu’elle suscite en retourne sont, pour autant aucunement des idées nouvelles, mais, bien au contraire, des tendances dont la prétention et la nuisance sont depuis longtemps attestées.
  9. La question essentielle, aujourd’hui, la question qui doit fonder notre avenir, n’est pas dans la construction de ce rapport interculturel, ce rapport d’exclusion, hostile voire conflictuel, elle consiste à établir une relation de connaissance et de confiance réciproque, de respect mutuel et d’affinités entre les cultures. Nous pensons que la « tonalité » de cette relation doit être, fondamentalement, d’ordre esthétique, c’est à dire qu’elle tendra vers une compréhension désintéressée du « charme » propre à chaque culture, et non pas, comme beaucoup le prétendent actuellement, vers une certaine conception, unifiée, politique autant que policisée, « politiquement correct », de l’éthique. Des théories telles que celle de « la Fin de l’Histoire » (cf. l’américain F. Fukuyama) sont aussi ridicules que nuisibles, parce que, s’il est une évidence, c’est bien celle que, sans l’histoire, la vie n’aura plus de sens : il nous faut admettre que les différentes cultures génèrent des histoires différentes, et c’est ainsi qu’on a l’histoire.
  10. Il nous faut donc veiller au renouvellement des liens qui assureront, dans l’histoire, la cohérence et la vie du tissu trans-culturel. C’est à établir ces nouveaux liens entre les cultures, c’est à cette redécouverte, fondée sur une approche créative, parce qu’esthétique autant que rationnelle, que peuvent et doivent servir les nouvelles technologies de la communication.
  11. De ce qui précède résultent quelques considérations méthodologiques, intimement liées entre elles, qui pourraient contribuer à la naissance d’une nouvelle interculturalité :
  • L’anthropologie ne pourra être développée en une méthodologie générale de production de connaissance rendant compte de l’universalité de la condition humaine, et non plus seulement marquée par et confinée à la particularité d’un contexte culturel donné (occidental), si, et si seulement, elle démontre sa capacité à passer du stade de la recherche unilatérale traditionnelle à celui d’une recherche transculturelle réciproque et multilatérale. L’anthropologie réciproque souligne l’importance de la mise en regard, la mise en perspective des différentes cultures (A. le Pichon), proposant que chaque culture avance prudemment dans la compréhension d’elle-même par l’intermédiaire du regard de l’autre, de ses modes de connaissance et de ses jeux de langage.
  • Cela suppose que, parallèlement, un travail critique soit accompli ouvrant le champ de la connaissance philosophique, tel que depuis les Grecs, les cultures occidentales l’ont formulé, à l’éclairage et à la mesure d’autres modes de connaissance, d’autres normes de pensée, dans des aires culturelles étrangères ayant connu un développement assez radicalement différent, comme  le propose François Jullien dans un va-et-vient avec la pensée chinoise.
  • « Plus clair voit celui qui regarde depuis ailleurs », dit le proverbe chinois ; l’auto-réflexion, appliquant à elle-même son propre regard, est aveugle, car, comme l’a montré Wittgenstein, on ne peut voir son propre regard et l’œil ne se voit jamais lui-même (Tractatus), tandis que le regard des autres peut atteindre à l’essentiel. Nous devons alors – dans la mesure du possible – partir à la recherche d’une méthode qui nous permette de surmonter nos points d’aveuglement. Gadamer, partant du point de vue de l’histoire, a déjà montré l’importance de la « fusion des horizons », mais cette proposition reste insuffisante parce qu’il n’est pas seulement question d’une accumulation dans le temps, mais aussi de la différence, et de la richesse de cette différence, dans l’espace. Aussi avons nous besoin de la « rencontre des réflexions » venues de différentes cultures. Il faudra  alors tenir compte des malentendus qui surviennent de la différence des « jeux de langage » (Wittgenstein), autant que des angles de vue propres à chaque culture.  L’image, proposée par Leibniz, de l’ « anamorphose », jeu de réflexion de miroirs déformants, se corrigeant mutuellement par l’effet complémentaire de leur courbure et de leur angle de vision, peut nous aider à développer une « optique » de la connaissance réciproque.
  • L’idée que propose Wang Mingming d’utiliser des notions de la pensée chinoise comme des concepts généraux pour entreprendre une interprétation de la culture occidentale, nous semble être un projet pratique fort stimulant. Semblablement peuvent être mis en oeuvre, selon la proposition  de Moussa Sow, des terrains d’étude anthropologiques « transversaux »,confrontant , sur des terrains parallèles et des sujets communs (tels que « l’effet du marché sur l’évolution de la cellule familiale en Europe, en Afrique et  ou en Chine) , l’approche et le regard de chercheurs chinois, européens, africains.
  • Une telle approche, procédant d’un regard réciproque, rejoint ici l’idée du « face-à-face »de Lévinas. Cette reconnaissance radicale de l’autre suppose une ré-interprétation radicale de notre propre culture émanant du point de vue d’autrui où seront admises les critiques faites depuis des positions différentes. L’ »épochè »  reste à ce titre, une voie ouverte vers la « transculturalité », vers la transcendance, comme principe d’universalité, à laquelle tend, et qui peut éclairer, la démarche d’une anthropologie transculturelle.
  • Ensuite se posent naturellement les questions des  limites  et de la fiabilité de l’interprétation. dans ce domaine, Umberto Eco a proposé une théorie hors du commun qui conduit à la  « critique de l’interprétation ». C’est une question dont l’enjeu est aussi grand que celui de la Critique de la raison pure, la critique de la connaissance, selon Kant. Une interprétation qui fait sens doit produire quelque chose de nouveau, et cependant  veiller à ne jamais proposer rien qui soit indifférent à l’interprété, faute de quoi elle devient « sur-interpétation ». En ce sens une attention particulière doit être portée à la mise en regard des « mots-clés »,  et des champs sémantiques qu’ils recouvrent, dans le passage d’une culture, d’une langue à l’autre.
  • Enfin, comment produire alors de l’interprétation nouvelle qui fasse sens ? Cette question ne relève plus seulement de l’anthropologie et de l’interprétation culturelle, mais aussi de la philosophie. Zhao Tingyang a proposé une méthodologie visant à permettre l’accès à, et l’expression de, la nouveauté, de laisser advenir, dans l’effort de compréhension de l’autre, le sens nouveau que produit l’altérité. Il s’agit de la théorie du « syntexte » : au moyen du regard esthétique ou artistique – le regard le plus tolérant et le plus sensible –  nous pouvons comprendre et reconstituer l’histoire complète de la culture de l’autre, et découvrir en définitive « les cartes en main invisibles » d’une culture, d’un système d’idées, autrement dit ses « sub-idées,  et ses sub-problèmes, secrètement décisifs (à l’image du sub-conscient freudien, avec cette différence que les « sub-idées » sont de l’ordre du rationnel). Un usage réfléchi des nouvelles technologies de la communication doit pouvoir nous y aider. .Ainsi parviendrons nous à constituer une « compréhension panoramique », et à rectifier la compréhension par réduction, classique en Occident.
  • Ainsi doit être mis en chantier une démarche transculturelle concertée, impliquant non seulement l’anthropologie, la philosophie, la sémiotique, et plus généralement les sciences humaines, mais également, d’un point de vue épistémologique, les sciences exactes, pour la production d’outils méthodologiques. En un mot, la méthodologie à laquelle nous croyons est en elle-même une multi-méthodologie, autant qu’une méta-méthodologie, ouverte, prête à accueillir d’autres méthodes qui pourront enrichir les possibilités de notre compréhension.